Charles Lyell habitait une belle maison au 16 Hart Street à Bloomsbury.
Son front était bas et étroit, ses yeux petits et aiguisés, son regard austère.
Julian et moi expliquâmes que Darwin comptait sur nous pour découvrir qui avait tué Edmond Riley. Lyell voulut en savoir plus et Julian lui dévoila quelques-uns de mes hauts faits, à ma grande gêne.
– Je comprends l’inquiétude de Charles, commenta Lyell. La police n’avance pas dans l’enquête. J’ai été atterré d’apprendre ce qui était arrivé. Charles n’est bien sûr aucunement mêlé à cela, il est incapable d’un tel acte.
– L’avez-vous dit à la police ? demandai-je.
– Bien sûr.
– Cher Mr Lyell, quand j’ai questionné Mr Darwin sur les personnes que nous pourrions interroger afin de mieux comprendre qui était Edmond Riley, il a aussitôt cité votre nom.
– Je connaissais en effet assez bien Edmond. Qu’attendez-vous de moi ?
– Je vous remercie infiniment. Tout d’abord – veuillez excuser ma curiosité –, comment avez-vous appris que certains soupçons étaient dirigés contre Mr Darwin ?
– C’est Edward Magrath, le secrétaire de l’Athenaeum, qui m’a parlé des altercations que Charles avait eues avec Edmond l’après-midi précédant sa mort. Me sachant proche de l’un et de l’autre, Mr Magrath a estimé qu’il était de son devoir de m’en informer.
– Fort bien…, poursuivis-je. Isabel Riley nous a appris que son père était la proie d’une grande mélancolie depuis un an. L’aviez-vous également constaté ?
– C’est difficile à dire. Depuis que je le connais, Edmond a toujours été d’humeur inégale, tantôt renfermé, tantôt excessif. Mais, oui, je dirais qu’il était ces derniers temps plus souvent triste que d’ordinaire.
– Avez-vous une explication ?
– Aucune. Je lui ai demandé à deux ou trois reprises si quelque chose le tracassait, il m’a repoussé à chaque fois.
– Une maladie l’a-t-elle frappé, ou un évènement particulier ?…
– Je l’ignore.
– Vous en êtes-vous enquis auprès de Mrs Riley ou de leur fille ?
– J’y ai pensé un moment, mais Edmond ne me l’aurait pas pardonné.
– Mr Darwin nous a invités à vous parler en confiance… Pouvez-vous nous éclairer sur son différend avec Mr Riley ?
– Écoutez… Je ne partage pas entièrement les idées de Charles. Je ne sais pas ce qu’il vous en a dit ou pas, d’ailleurs. Mais je crois qu’il est un grand naturaliste et que ses travaux sont déterminants pour que la géologie progresse. Je le soutiens du mieux possible et je l’encourage beaucoup à publier ses recherches.
Il n’avait pas répondu à la question. Je la reposai d’une autre manière :
– La nature de ses travaux justifie-t-elle, à vos yeux, le comportement que Mr Riley a eu le 21 novembre à son égard ?
– Quitte à vous surprendre, je vous répondrais oui.
– Pouvez-vous nous en dire davantage ?
– Hum… Edmond avait une conception de la géologie très répandue, mais que je considère erronée… Vous savez, beaucoup de géologues pensent que la surface de la terre s’est formée par un enchaînement de catastrophes et d’événements surnaturels, comme le Déluge qui aurait poussé Noé à construire sa grande arche. Je suis convaincu, moi, que la croûte terrestre a été façonnée non par des accidents brutaux, mais par d’innombrables et infimes changements de la nature, sur des périodes très longues, beaucoup plus longues que les quelques milliers d’années dont on nous parle. Charles a lu mes ouvrages quand il était sur le Beagle et il partage mes vues, ce qui aurait suffit à susciter la colère d’Edmond – surtout s’il était dans un jour de turpitudes. Mais Charles ne s’arrête pas là. J’ai eu l’honneur de lire les épreuves de son récit de voyage qui va bientôt paraître. Il s’est aussi un peu confié à moi au sujet de spéculations nouvelles qu’il poursuit à partir de l’analyse de certains spécimens qu’il a rapportés. D’une certaine manière, il veut étendre au monde vivant ce que j’applique au monde minéral.
Lyell s’arrêta. Il hésitait à en dire plus. Je lui facilitai la tâche :
– Nous n’avons pas besoin d’en savoir plus sur ces « spéculations nouvelles », Mr Lyell. Je serais d’ailleurs bien incapable pour ma part d’en comprendre la moindre parcelle… Mais savez-vous si Mr Riley en avait connaissance ?
Charles Lyell poussa un profond soupir.
– Oui, il en avait connaissance. C’est même moi qui lui en ai parlé. Et je crois que j’ai fait une grosse bêtise ce jour-là.
Julian et moi parvînmes à dissimuler notre surprise. Edmond Riley était donc plus informé que ce que Darwin ne l’imaginait et Charles Lyell le lui avait caché. Le ressentiment de Riley à l’égard de Darwin devenait plus compréhensible encore…
Je poursuivis :
– Quand lui en avez-vous parlé ?
– Il y a deux mois.
Julian intervint :
– Vous semblez dire qu’un comportement aussi violent que celui que Mr Riley a eu en public le 21 novembre à l’égard de Mr Darwin n’était pas si étonnant de sa part, étant donné son caractère et ce qu’il avait appris des « spéculations » de Charles ?…
– Tout à fait. J’ai déjà vu Edmond humilier d’autres confrères lors de séances à la Société de géologie. Il était redoutable, il n’avait cure de ce que les gens pensaient de lui. Quand il était convaincu d’une chose, il ne pouvait se retenir de la jeter à la face de son adversaire et en pâture au public.
– A-t-il eu de semblables agissements avec d’autres personnes à l’Athenaeum Club ?
– Pas à ma connaissance.
– S’y rendait-il souvent ? demandai-je.
Charles Lyell hocha la tête :
– Nous avions l’habitude de nous y retrouver deux ou trois fois par semaine jusqu’à l’année dernière. Mais depuis qu’il est entré dans cet état de mélancolie, il n’y venait plus que rarement.
– Y avait-il déjà rencontré Mr Darwin auparavant ? Ou à la Société de géologie ?
– Il l’a croisé quelques fois à l’Athenaeum. Mais Charles n’y est entré que cet été. Et Edmond n’a pas participé ces derniers mois aux séances de la Société.
– Avez-vous une idée de ce qui a pu se passer le soir du 21 novembre à l’Athenaeum Club ? demandai-je.
– Je ne me l’explique d’aucune façon. C’est… c’est incompréhensible. Charles m’a immédiatement informé de la situation. Il m’a fait part de son souhait de démissionner de sa fonction de secrétaire de la Société de géologie et je l’en ai dissuadé. En tant qu’ancien président de la Société, je mesure tout le discrédit que cette affaire peut lui apporter. Jamais un de ses membres n’a été exposé à une situation aussi délicate. Mais Charles n’a rien à voir avec tout cela et démissionner serait reconnaître qu’il est en faute.
– Pour le mettre hors de cause, il faut comprendre ce qui s’est passé et pourquoi certains voudraient peut-être lui faire porter le chapeau. Connaissez-vous des membres de l’Athenaeum Club qui pourraient en vouloir à ce point à Charles Darwin ou à Edmond Riley ?
– Non, à part bien sûr l’un et l’autre, que ce différend opposait, répondit Lyell. J’y réfléchis depuis une semaine, mais je ne vois personne d’autre… Pensez-vous qu’il pourrait s’agir de quelqu’un d’extérieur au Club ? Ou d’un membre du personnel de service ?
– Je l’envisage difficilement, dis-je. Les visiteurs extérieurs doivent se faire remarquer en soirée, et je n’ai encore eu aucune information particulière à ce sujet. Cela viendra peut-être. Quant au personnel de service, je n’imagine pas quelle motivation aurait pu conduire l’un de ses membres à commettre un tel acte… Je suppose que vous étiez présent à l’enterrement d’Edmond Riley ?
– Oui, bien sûr.
– Y avez-vous été témoin de comportements particuliers de parents ou de proches dont il pourrait être utile que nous ayons connaissance ?
– Non, rien qui ait attiré mon attention, dit Lyell après un moment de réflexion.
Bien. Le temps était venu de conclure cet entretien.
– Ah !… Une dernière chose… Savez-vous si Edmond Riley prêtait un intérêt particulier aux bougies ?
– Excusez-moi, je ne comprends pas de quoi vous parlez.
– Je vous prie de garder cette information pour vous. Une bougie a été trouvée près de son cadavre. Il a apporté cet objet avec lui le jour de sa mort.
– C’est étrange. Je ne vois pas d’explication à cela. Il n’y a nul besoin de bougie à l’Athenaeum, tout est éclairé au gaz ! Peut-être en avait-il besoin ailleurs, avant ou après sa visite au Club ?
– C’est possible, mais peu probable, dit Julian. Il s’agit d’une bougie assez volumineuse, pas d’une chandelle.
– Merci Mr Lyell, conclus-je.
Nous quittâmes Charles Lyell en lui promettant que Darwin le visiterait bientôt.
Julian devait rencontrer en fin d’après-midi un client pour négocier une vente d’étoffes. Je décidai de me promener un peu dans Bloomsbury. Avant d’abandonner Julian à un fiacre, je lui fis part d’une idée qui venait de surgir dans mon esprit : Darwin aurait-il pu agir par l’intermédiaire d’un complice qui aurait commis le crime pour son compte ? Julian fut choqué par cette supposition nouvelle. Cela ne m’étonna pas. Elle me choquait aussi moi-même. Nous en vînmes rapidement à la conclusion que Darwin aurait difficilement eu le temps de contacter un complice entre l’après-midi et la soirée. Qui cela aurait-il bien pu être, d’ailleurs ? Comment cette personne aurait-elle échappé à la vigilance de toutes les personnes présentes dans le club ce jour-là ? Et cela n’expliquait pas davantage pourquoi Riley avait apporté cette bougie. Bref, cette hypothèse n’était pas très plausible et nous en fûmes soulagés.
Après une promenade dans Bloomsbury qui me permit d’admirer (malheureusement, seulement de l’extérieur) Montaigu House et le British Museum, je regagnai ma chambre d’hôtel, fis une courte sieste et écrivis dans mon carnet le récit de cette journée.