– Cela fait plus d’une semaine que nous ne nous sommes vus, Fortuné, et cela fait six jours qu’elle a disparu, commença Théodore.
– Six jours que personne ne l’a revue ? As-tu questionné des gens qui la connaissent ?
– Je n’ai questionné personne. Elle s’est enfuie, voilà tout !
Théodore commençait déjà à s’échauffer.
– Tu peux me dire tout ce que tu souhaites et garder le reste pour toi. Tu sais bien que je ne répéterai rien.
– Je vais essayer, Fortuné, mais cela sera peut-être au-dessus de mes forces. Depuis six jours, je ne sais plus qui je suis, je perds la tête… Plus rien ne compte…
– Même tes plus fidèles amis ?
– Excuse-moi. Tu vois… Je ne suis plus moi-même.
Fortuné demanda à Théodore de déplacer un peu sa chaise, de manière à ce qu’il tourne le dos aux autres occupants du salon. Il voulait capter toute son attention et, en même temps, observer discrètement les uns et les autres.
– Dis-moi. Corinne n’a donc pas reparu depuis six jours ? Sais-tu ce qui s’est passé ?
– Oh oui, car si elle n’a pas reparu, c’est à cause… de sa conduite inqualifiable. Je passais samedi soir, assez tard, par la rue aux Fers, quand je l’ai vue sortir d’un restaurant avec un homme. Elle ne m’a pas aperçu.
Fortuné eut un petit soupir de tristesse avant de reprendre :
– Comment était cet homme ?
– Grand, large d’épaules, brun, 25 ou 30 ans, une redingote bleue et un pantalon gris, je crois.
– Semblaient-ils se connaître ?
– Je ne les ai pas observés longtemps et je ne les ai pas suivis. Ils paraissaient familiers l’un de l’autre et l’homme souriait en lui parlant.
– Lui tenait-il le bras ?
– Je ne sais pas.
– Peut-être que si tu les avais abordés, tu aurais découvert qu’il s’agissait d’un parent ou d’un ami…
Théodore jeta un regard noir à Fortuné :
– Elle n’a pas de frère et n’a jamais parlé de cousin ou de parent parisien ou de passage.
– Cela ne signifie pas qu’elle n’en ait aucun. Elle ne t’a peut-être pas tout dit…
Fortuné regretta aussitôt ses paroles.
– Tu ne penses pas si bien dire… Depuis trois ans que je la connaissais, nous avions gardé chacun notre appartement et nous ne partagions pas tout notre temps ensemble. La liberté que m’offrent mes revenus nous permettait cependant de partager nos moments les plus chers.
Il poursuivit :
– C’est ce que je croyais jusqu’à samedi soir…
– Comment expliques-tu qu’elle ait ensuite disparu ?
– Lorsque je l’ai vue en compagnie de cet homme, un gouffre s’est ouvert devant moi. J’ai couru à son appartement sans trop savoir ce que j’allais y chercher. Sa femme de chambre qui me connaît m’a ouvert sans difficulté. J’ai prétendu l’attendre et j’ai fouillé sa chambre. J’ai trouvé des lettres cachées dans un cahier de musique. Des lettres d’amour signées d’un autre homme… Je lui ai laissé un mot où je lui ai dit mon regret d’avoir cru en elle pendant trois ans et je suis parti.
Quelque part dans le salon, un rire retentit discrètement. Fortuné y avait à peine prêté attention, mais Théodore se retourna brusquement, cherchant son auteur. Ils virent un groupe de deux hommes et trois femmes, dont l’une lisait des vers.
– Si elle est coupable de ce que tu dis, reprit Fortuné, pourquoi n’a-t-elle pas mieux caché ces lettres ?
– Elle ne se doutait pas qu’un jour j’irais fouiller ses affaires.
– Et qu’est-ce qui prouve que l’auteur des lettres serait l’homme que tu as vu ?
– Si ce n’est pas lui, n’est-ce pas encore pire ? Elle n’est qu’une femme malhonnête et je serai moins naïf une prochaine fois.
Théodore était perdu dans la contemplation de son verre. Dans ce salon où tout le monde s’amusait, il était le seul à broyer du noir. Cela finirait par se remarquer. Il leva de la table des yeux embués :
– Fortuné, je crois que je vais partir.
– Pauvre ami. Ce n’est décidément pas le bon soir pour me présenter tes camarades…
Fortuné s’étonna que ni Gautier, ni Rogier ne soient encore revenus. Sans doute voyaient-ils bien que Théodore n’était pas très en verve.
– Je sais que tout ici te rappelle Corinne, reprit Fortuné. Mais, si tu le veux bien, restons encore un instant. Je te remercie infiniment des efforts que tu fais pour me répondre sans envoyer cette table et ces chaises à travers la fenêtre. À ta place, j’aurais sans doute déjà débarrassé le salon d’une partie de ses meubles et de ses occupants…
Théodore l’interrompit :
– Fortuné, tu es l’ami que j’estime le plus. Mais parlons maintenant d’autre chose si tu veux bien…
Fortuné savait qu’il devait tenter maintenant sa dernière question et qu’il serait difficile d’y revenir plus tard. Juste avant de reporter son regard sur Théodore, il croisa celui de Cydalise, qui les observait depuis un canapé.
Autorise-moi une dernière chose : peux-tu me montrer ces lettres ?
– … Quelles lettres ?… Je m’en suis débarrassé ! Comment pourrait-on garder de telles lettres !
N’importe qui aurait senti un manque d’assurance dans la voix de Théodore. Fortuné lui dit doucement :
– Théo, à ta place, j’aurais emporté avec moi ces lettres et je les aurais gardées comme preuves. Et je pense que c’est ce que tu as fait… Acceptes-tu de me les montrer ?
Pendant plusieurs secondes, Théodore sembla ne plus rien voir que son verre vide au milieu de la petite table.
– Pourquoi veux-tu les voir ? finit-il par demander.
– Parce que tous les jours, dans mon métier, je constate que la vérité est plus complexe que ce que nous croyons. Corinne t’a peut-être trompé depuis trois ans. Mais il me semble que nous n’avons pas encore assez questionné les apparences pour l’affirmer.
Théodore mit la main à son côté et retira de sous sa veste un petit paquet de feuilles qu’il jeta sur la table.
– Tiens, lis-les. Il y en a sept.
Fortuné vit Cydalise se diriger résolument vers eux, comme si elle avait attendu de voir apparaître ces lettres. Que cherchait-elle ? Il réfléchit rapidement. Il avait le temps de faire disparaître les lettres sous la table, de prétendre qu’il s’agissait de poèmes intimes… Il fit la seule chose à laquelle il pensa afin de ne pas rompre le lien fragile qui le reliait à Théodore. Il adressa un regard effrayé à Cydalise, l’implorant sans un mot de changer de direction. Elle ralentit un instant, étonnée, puis alla rejoindre un groupe qui commençait à s’assoupir sur deux canapés. Théodore, le regard perdu à hauteur de la table, ne s’était aperçu de rien.
Fortuné entama la lecture d’une première lettre, puis d’une seconde. Elles étaient effectivement la preuve d’un amour enflammé entre deux personnes : Corinne, la destinataire, et un certain Jacques, le signataire. La première était datée du 17 octobre 1829 et la dernière de décembre 1831.
– Quand as-tu fait la connaissance de Corinne ? demanda Fortuné.
– En 1832, quand nous nous sommes trouvés ensemble pour soigner les malades du choléra à l’Hôtel-Dieu.
– Ces lettres sont antérieures à 1832…
– Il y en a sûrement d’autres…
– Peut-être aussi que sa liaison avec ce Jacques s’est interrompue avant que tu ne rencontres Corinne… Peut-on retourner chez elle, pour savoir si son portier ou sa femme de chambre l’a revue… et éventuellement pour visiter à nouveau son appartement ?
– Mais cet homme que j’ai vu samedi à la porte du restaurant !… Qu’il se nomme Jacques ou pas, quelle différence cela fait-il !
– Cela fait une énorme différence. Si cet homme ne s’appelle pas Jacques, alors nous ne savons pas quelle relation l’unit à Corinne. Peut-être est-ce ce que tu crains, mais peut-être est-ce autre chose.
– Comme ?…
– Je l’ignore, Théo, mais je te propose seulement d’essayer d’en savoir plus. Une chose m’intrigue. Je ne crois pas que si, comme tu le penses, l’homme du restaurant est son amant, elle aurait pris le risque de se montrer en public avec lui.
– Où veux-tu en venir ? demanda Théodore, remplissant leurs verres de vin.
– Retournons demain soir à ce restaurant et essayons de trouver quelqu’un qui se souviendra de les avoir vus samedi.
– Fortuné, je crois que si elle se pavane en belle compagnie aux yeux de tous, c’est parce qu’elle se moque bien de moi…
Ils furent interrompus par Gautier qui revenait avec un autre homme.
– Excusez-moi, chers amis. J’ai l’impression de surgir au milieu d’un drame familial… De quoi parliez-vous ?
– De Watteau et des sentiments qu’il nous inspire, répondit Fortuné avec un grand sourire adressé aux deux hommes autant qu’à Théodore.
– Fortuné, souhaitez-vous faire la connaissance de Gérard ? J’ai enfin mis la main sur lui !
À côté de Gautier se tenait un homme d’environ trente ans, mince, habillé comme un dandy, au grand front. Ses yeux noirs brillaient comme ceux d’un enfant. Ses cheveux blonds étaient déjà clairsemés. Il serra avec chaleur la main des deux amis.
– Vous êtes donc un vieil ami de Théodore ? Il a mis du temps à nous présenter !
– C’est que je ne suis parisien que depuis quelque temps, répondit Fortuné.
– Nous-mêmes n’habitons cet appartement que depuis quelques semaines. Au milieu de ce quartier voué à la démolition, dans cette oasis de solitude et de silence, nous avons invité la jeunesse de notre époque à venir partager ses rêves et ses misères, déclama Labrunie comme devant un large auditoire.
En fait de misère, il semblait à Fortuné que d’autres jeunesses connaissaient ailleurs des conditions plus pauvres et plus ascétiques qu’ici, mais il n’en fit pas la réflexion, ne sachant pas comment pouvait réagir un poète. Lorsque Labrunie l’invita à faire le tour de l’appartement, Fortuné s’excusa poliment, se disant déjà très heureux d’avoir rencontré ici trois grands artistes et promettant d’y revenir bientôt. Sa journée de travail à Veritas avait été bien remplie. Il remercia vivement Labrunie pour cette soirée et échangea quelques mots en aparté avec Gautier. Avant de quitter les lieux, il informa Théodore que, avec ou sans lui, il se rendrait demain soir au restaurant de la rue aux Fers.
Fortuné se rendit compte qu’à aucun moment de la soirée son ami n’avait prononcé le prénom de Corinne. Il était urgent d’élucider cette disparition avant que l’on ne retrouve le corps de Théodore noyé dans la Seine.

À vrai dire, il ne se sentait pas entièrement à l’aise avec ces artistes et dandys qui menaient une vie bien différente de la sienne. Même Théodore, son ami d’enfance, étonnait souvent Fortuné par ses réflexions et ses comportements. Théo, descendant de négociants enrichis avec le commerce maritime, n’avait jamais travaillé de sa vie. Il avait pris ses distances avec sa famille, préférant vivre à Paris d’une rente qu’il tirait d’une terre cédée par ses parents en Bretagne.
Fortuné, lui, avait longtemps voulu prendre la suite de son père à la tête des conserveries qu’il dirigeait à Port-Louis près de Lorient. Mais depuis le jour où ce dernier, voyant l’intelligence et la curiosité de son fils se développer à grande vitesse, avait eu de plus grands projets et avait évoqué l’École polytechnique, toute l’attention de la famille s’était tournée vers Paris. Pour Fortuné, aller étudier dans la capitale signifiait aussi découvrir tout un monde de culture, d’art et d’industrie dont il n’apercevait que des prémices dans la petite ville de Port-Louis. Un espoir que ses trois premières années parisiennes n’avaient pas déçu.