Ce 25 juillet à quatre heures de l’après-midi, Vidocq ouvrit aux deux amis la porte de son bureau. Visiblement, il avait des choses à leur apprendre. De leur côté, Théodore et Fortuné avaient décidé de ne rien lui révéler au sujet de la lettre de Corinne et du rendez-vous qu’ils lui avaient fixé demain soir. Il serait toujours temps de le prévenir plus tard.
Après avoir demandé aux deux hommes s’ils avaient obtenu de nouvelles informations et s’être fait répondre par la négative (de même que lorsqu’il leur demanda s’ils avaient tenté de rentrer en contact avec des sociétés républicaines), Vidocq leur fit un point détaillé sur son enquête, en ne jetant un œil sur ses notes qu’à de brefs moments. La femme de chambre n’avait rien révélé à ses hommes – excepté le fait que sa maîtresse avait disparu de son domicile le soir où elle avait lu le mot de Théodore. Ils n’avaient pour l’instant pas plus d’informations sur l’existence que menait Melle Prévost, ni découvert de parents à elle – bien qu’ils sachent que sa famille était lyonnaise. Vidocq avait envoyé un homme se renseigner à Lyon. Il n’avait pas encore eu le temps de faire interroger les amis de Melle Prévost qui fréquentaient l’appartement de MM. Rogier et Labrunie impasse du Doyenné. Il n’avait pas trouvé trace d’un homme à la mèche blonde dans le fichier de la Préfecture. En revanche, Pierre Champoiseau avait confirmé une description de l’homme qui correspondait à celle du républicain que connaissait Vidocq. Il s’agissait d’un nommé Damaisin, ami de Bergeron, un chef de section de la société des Droits de l’Homme accusé (puis finalement innocenté) d’avoir tiré sur Louis-Philippe en novembre 1832. Vidocq savait que Damaisin vivait à Paris dans une semi clandestinité, mais ignorait la nature précise de ses activités.
– Cet homme est-il dangereux et capable de ?…, commença Théodore avant qu’un signe de Fortuné ne l’interrompe.
– Capable de commettre un attentat le jour de la revue de la Garde nationale par exemple, M. Bonnefoy ?…
– Oui, ce genre de chose…, répondit Théodore en regardant ailleurs.
Vidocq réfléchit un instant, sembla se raviser et reprit son exposé :
– Si la femme de chambre est restée muette comme une carpe, notre visite au domicile de Melle Prévost n’a cependant pas été inutile. Dans ses latrines, nous avons trouvé ceci.
Il sortit d’une grande enveloppe un paquet de feuilles qu’il étala sur le bureau. Des tracts républicains.
La plupart étaient en triste état. Quelques-uns sont encore à peu près intacts.
– Où avez-vous trouvé cela, dites-vous ? demanda Fortuné.
– Nous avons vidangé la fosse d’aisance de Melle Prévost, si vous voulez savoir. C’est une tâche que je recommande à mes hommes chaque fois que nous devons fouiller un domicile. Elle les force à prendre un bon bain ensuite, et cela ne leur nuit pas, je peux vous l’assurer… Bref, il apparaît que Melle Prévost a eu le temps de jeter quelques papiers compromettants, très probablement lorsqu’elle est revenue chez elle, le soir du 11 juillet, après que M. Bonnefoy l’a surprise à la sortie de Baratte.
– Permettez ?…
Fortuné retourna quelques documents d’un doigt prudent.
– Nous les avons nettoyés comme nous avons pu, précisa Vidocq.
Fortuné et Théodore avaient sous les yeux ce qui ressemblait à un ancien ordre du jour adressé, sans doute en 1833, aux sections de la Société des Droits de l’Homme. On pouvait y lire :

« La République a pris racine en France, et toutes les forces de nos aristocrates de bas étage ne suffiront pas à l’ébranler. Il y a un an, elle a été vaincue, aujourd’hui elle est plus puissante qu’avant le combat, car elle a acquis la force d’unité et de discipline qui lui manquait. Le gouvernement ne tend qu’à renfermer et resserrer les existences dans les limites que leur ont assignées les hasards ou les infamies de notre organisation sociale ; aux uns, la richesse, aux autres, la misère ; aux uns le bonheur oisif… »

Fortuné tourna légèrement la tête vers Théodore, plongé lui aussi dans une lecture attentive.

« … aux autres la faim, le froid et la mort à l’hôpital ! Les larmes ne sont pas pour nous, elles sont pour nos ennemis ; car, après leur mort, il ne subsistera plus rien d’eux, qu’un souvenir de malédiction. Bientôt le bras du souverain s’appesantira, terrible, sur leur front ; alors, qu’ils n’espèrent ni grâce ni pardon ! Quand le peuple frappe, il n’est ni timide ni généreux, parce qu’il frappe non pas dans son intérêt, mais dans celui de l’éternelle morale, et qu’il sait bien que personne n’a le droit de faire grâce en son nom. Salut et fraternité. »

Vidocq eut un soupir mauvais :
– Vous imaginez ce qu’un tel texte, proclamé par un bon orateur, peut produire comme dégâts chez des esprits faibles ! Ces sociétés secrètes sont de vraies machines à émeutes ! Sous prétexte de l’intérêt des ouvriers, ces gens mènent les entreprises à la faillite et les naïfs à la guerre civile !
Un autre document était un exemplaire de L’Écho de la Fabrique, journal des ouvriers de Lyon, en date du 4 mai 1834, juste après les émeutes sanglantes qui avaient secoué la ville. Le ton d’un passage était tout aussi décidé, mais moins violent :

« Nous avons assez souvent dit que ce n’est point d’une lutte permanente entre les différentes classes qui composent la grande famille sociale que doit sortir le triomphe de la cause des travailleurs […]. Organes des ouvriers, si nous nous sommes souvent révoltés contre toutes les misères qui les assiègent, nous n’avons pas du moins cherché de remède contre ces misères en leur montrant les riches comme des ennemis à combattre jusqu’à ce que victoire s’ensuive. Les victoires achetées par le sang des citoyens, quel que soit le vêtement sous lequel le fer et le plomb des guerres civiles le fassent couler, le seraient trop chèrement pour nous. Loin donc que nous appelions la haine des travailleurs sur ceux que le hasard a faits leurs maîtres, aujourd’hui comme hier, demain comme aujourd’hui, nous les appellerons tous à une conciliation forte et durable ; nous leur dirons que pour tous il y aura paix et sécurité dès le jour où, comprenant enfin les droits et les besoins de l’homme social, de meilleures relations et une plus juste répartition des charges et des bénéfices de la production se seront établies entre les hommes de travail et les possesseurs de capitaux. »

Vidocq commença à s’impatienter. Son bureau n’était pas un cabinet de lecture.
– Ce que nous apprennent ces documents ainsi que la confirmation de l’identité de l’homme à la mèche blonde, messieurs, c’est que la piste républicaine semble la bonne, commenta Vidocq.
– Savez-vous où trouver Damaisin ? questionna Théodore.
– Mes hommes le recherchent activement, mais, curieusement, il est devenu invisible depuis quelques jours.
– Que peut signifier la disparition de Melle Prévost, dès lors qu’il se confirme qu’elle est en relation avec des membres – ou des anciens membres – de la Société des Droits de l’Homme et qu’elle semble avoir pris la clandestinité en même temps que l’un d’eux ? demanda Fortuné, conscient qu’il s’aventurait en terrain dangereux. Et pourquoi disparaître juste après avoir découvert la lettre de Théodore ?
– Je l’ignore, répondit Vidocq.
Puis il ne dit plus rien pendant une minute. Il attendait sans doute que l’un de ses interlocuteurs fasse un faux pas. Il reprit enfin la parole :
– Messieurs, j’ai l’impression que vous souhaitez me révéler une information importante. Je vous en prie…
Son regard pénétrant était à l’affût du moindre geste. Les deux amis s’étaient mis d’accord à l’avance : si Vidocq cherchait trop à les questionner, ils ne lui révéleraient rien. Ils avaient convenu de ne pas lui demander lesquels de ses hommes étaient sur l’affaire et à qui précisément ceux-ci avaient parlé de Corinne. Vidocq aurait aussitôt deviné que Corinne les avait contactés.
L’ancien policier répéta :
– Disposeriez-vous d’un élément nouveau qui pourrait faire avancer nos recherches ?
Fortuné posa une autre question :
– Monsieur Vidocq, le portrait de Melle Prévost vous a-t-il été utile ?
– Non. Je pensais vous le rendre. Nous l’avons montré à quelques personnes sûres, dont certaines sont introduites dans des sociétés secrètes républicaines. Mais aucune d’elles n’a reconnu Melle Prévost et je préfère que son portrait ne soit pas trop divulgué. Cela pourrait avoir des effets contraires à ceux que nous souhaitons.
– Comme ?…, demanda Fortuné.
– Comme de mettre Damaisin et ses complices sur leurs gardes, s’ils apprennent que quelqu’un s’intéresse à eux.
Vidocq sortit le portrait d’un tiroir de son bureau et le remit à Théodore. Fortuné n’était pas dupe. Il était sûr que Vidocq en avait conservé une copie. Ce dernier étendit ses bras sur le bureau.
– Messieurs, je viens de vous dire que j’ignorais toujours la raison de la disparition de Melle Prévost. En réalité, j’ai quelques doutes. En interrogeant leurs contacts, mes hommes ont appris que des républicains avaient été prévenus de se tenir prêts dans les prochains jours.
– Prêts à quoi ? s’obligea à demander Fortuné alors qu’il connaissait la réponse.
– À passer à l’insurrection armée si un coup fatal était porté contre Louis-Philippe. Cela signifie que certains envisagent un attentat prochain contre le roi ou d’autres personnalités de premier rang… sans doute mardi lors de la revue de la Garde. Il nous reste deux jours pour retrouver Melle Prévost, dont les sympathies républicaines sont maintenant évidentes, et Damaisin, avant qu’ils ne passent à l’action.
– Vous les croyez donc associés à un projet de complot ? demanda Théodore.
– De près ou de loin, oui, qu’ils poursuivent un but criminel lors du passage du cortège royal mardi, ou qu’ils aient un rôle plus en retrait concernant l’organisation de l’insurrection à Paris ou en province.
Théodore fixait le sol. Il releva la tête :
– Je ne crois pas Corinne capable de l’une ou l’autre de ces actions.
– Le contraire m’eut étonné, M. Bonnefoy. Mais je ne vois pas d’autre explication aux faits que nous avons rassemblés.
– Que proposez-vous que nous fassions ? demanda Fortuné.
– D’abord, garder nos soupçons pour nous. Je vais me renseigner afin de savoir si la police possède des renseignements sur Melle Prévost.
– Allez-vous prévenir la Préfecture ?
– Je vous ai dit en quelle estime je la tiens. Elle ne nous sera d’aucune utilité dans un délai si court. Elle est au courant de rumeurs au sujet d’un attentat mardi et a reçu des lettres anonymes, mais elle ne possède à ma connaissance aucune information précise. Je peux essayer d’en savoir davantage, mais ce n’est pas ma priorité.
– … Qui est ?…, poursuivit Fortuné.
– Qui est quoi ? l’interrogea Vidocq.
– Votre priorité : quelle est-elle ?
– Je vais mettre davantage de mes hommes sur la piste de Damaisin, promettre une belle récompense à ceux qui nous fourniront des informations sur un complot républicain et continuer d’interroger nos informateurs dans les sociétés secrètes.
Les trois hommes convinrent de se retrouver ici lundi matin à dix heures et se quittèrent, Vidocq ayant pris soin de se faire payer auparavant.

Après quelques dizaines de pas dans la rue du Pont Louis-Philippe, Fortuné se retourna, regarda derrière lui, puis s’adressa à son ami :
– Théo, il va falloir faire attention à nous. Vidocq se méfie.
– Que peut-il faire ?
– Je pense qu’il va rapidement prévenir la Préfecture, ne serait-ce que pour se couvrir. Et il va nous faire suivre.
– Et comment l’éviter ?
– Lorsque nous nous déplaçons, entrons quand nous le pouvons dans une boutique ou une cour à double issue et ressortons discrètement par une autre sortie.
– Bien. Je jouerai à ce petit jeu s’il le faut.
– Soyons sur nos gardes au moins jusqu’à demain soir. Il faut absolument éviter que Vidocq nous surprenne avec Corinne impasse du Doyenné… Peux-tu, demain, inviter Allyre et Champoiseau à se joindre à nous ?
– Avons-nous besoin d’eux ? demanda Théodore.
– Je ne pense pas que Corinne nous tendra un piège, mais on ne sait jamais ce qui peut se passer. Champoiseau, malgré son âge, est encore vaillant, surtout s’il a sa canne – dis-lui bien de venir avec sa canne. Dis-leur à tous deux de se tenir sur leurs gardes et de se méfier des hommes de Vidocq.
– Et si sa femme de chambre n’a rien à voir avec tout cela, nous attendrons Corinne en vain demain soir…
– Nous le saurons demain.
– Et Allyre et Champoiseau… Je leur dis quoi ?
– Ce que bon te semble, conclut Fortuné.

Les deux amis s’étaient quittés. Fortuné souhaitait retourner à Veritas traiter des courriers. Il était sûr d’y trouver encore Charles Lefebvre, avec qui il avait toujours plaisir à discuter une fois le gros des employés parti. Mais il n’eut pas le loisir d’arriver jusqu’à la place de la Bourse. Il s’entendit héler par une silhouette qui sortait du 2 rue Vivienne :
– Hep, jeune ami !
Gautier quittait la galerie Colbert, avec sa longue chevelure qui lui donnait un air ardent et farouche. Il salua Fortuné chaleureusement et l’invita à s’installer dans un café tout proche. Ce dernier connaissait bien la galerie Colbert qui exposait de nombreux peintres romantiques, dont un certain Achille Devéria qui, en 1829, avait réalisé l’emblème de Veritas : une femme symbolisant la vérité sortant nue d’un puits. Ils parlèrent de Devéria, que Gautier fréquentait, et bien sûr de Corinne. Gautier s’excusa d’être resté à l’écart la soirée précédente. « J’avais besoin de dessiner », dit-il simplement. Il sourit aux anges en apprenant de quelle utilité avaient été son portrait de Corinne et son introduction auprès de Mme Durand. Il fut assez fasciné par le personnage de Champoiseau et posa plein de questions sur Vidocq, comme s’il se documentait pour en faire lui aussi un personnage de roman. Fortuné se garda de lui parler du rendez-vous fixé demain à Corinne. Un poète et artiste romantique était la dernière personne qu’il souhaitait convier à une telle rencontre.