Ce fut Charlotte qui ouvrit la porte du presbytère une heure plus tard. Dans l’entrée, tout en les débarrassant de leurs pardessus, elle leur demanda à voix basse de ne pas parler de l’identité du fantôme de Roe Head. Héloïse l’assura qu’ils ne se le seraient pas permis.
Le pasteur Brontë et Branwell étaient assis dans le salon près de la cheminée. Ils abandonnèrent leurs journaux pour venir les saluer. Mr Brontë allait proposer de s’installer autour de la grande table quand Branwell l’interrompit :
– Père, puis-je montrer à nos invités quelques-unes de nos peintures ? Le dîner n’est pas encore prêt.
Le pasteur donna son accord et se replongea dans son journal. Charlotte avait déjà regagné la cuisine pour prêter main forte à sa tante et ses sœurs qui vinrent à la porte saluer les invités. La table était jonchée de récipients et d’ustensiles. Une fenêtre au fond de la pièce donnait sur l’étendue sombre des landes. Plusieurs plats mijotaient dans des casseroles en cuivre. Grasper, le chien terrier, était à l’affût de tout ce qui pourrait tomber de la table. Il savait bien que dans l’excitation de telles soirées, la maisonnée était généreuse avec lui.
Branwell guida Héloïse et Fortuné au premier étage. Il ne semblait nullement gêné de les revoir, après son comportement mystérieux de l’avant-veille. Il leur apprit qu’il n’avait pas encore fini d’écrire la lettre pour Gérard Labrunie et Théophile Gautier.
– Notre père doit terminer de préparer les deux services qu’il assure demain, prévint-il. Il ne restera peut-être pas très tard avec nous. Il ne se couche jamais tard de toute façon, mais il fera tout de même un petit effort pour vous ce soir. Voici la chambre de tante Elizabeth. À côté, celle de Tabby, que nous irons saluer, mais l’accès se fait par l’extérieur. Et celle de notre père. Là, c’est celle d’Emily. Cette semaine, Charlotte partage la chambre de tante Elizabeth et Anne celle d’Emily. Et là, c’est la mienne.
Un lit se trouvait à gauche, contre le mur auquel étaient accrochés plusieurs peintures et dessins de Branwell, Charlotte, Anne et Emily. À droite, une armoire, et en face un tabouret et un petit bureau devant une fenêtre qui donnait elle aussi sur les landes à l’arrière de la maison. Sur le bureau et par terre, des feuilles noircies de poèmes, des ustensiles de peinture, des chandelles.
Branwell poussa la porte et chuchota :
– Je vous prie de m’excuser pour mon comportement d’avant-hier soir. Je sortais d’un entraînement de boxe à la Black Bull inn. J’étais exténué… j’avais un peu bu et je n’ai pas pris la peine de vous saluer.
– Ne vous inquiétez pas, répondit Fortuné, vous êtes pardonné. Vous faites de la boxe ! C’est formidable ! Moi, je pratique la savate à Paris !
– Alors vous n’êtes pas un adepte de Lord Byron ! plaisanta Branwell. Pour lui, la boxe était le noble sport ! Vous me montrerez tout à l’heure, si nous avons le temps… Oui, il y a une salle au premier étage de la Black Bull inn, à l’opposé du couloir où se trouve votre chambre. Je m’y entraîne régulièrement avec des amis.
Héloïse et Fortuné examinèrent de plus près les œuvres suspendues au mur et échangèrent un regard à la dérobée. L’explication de Branwell était bienvenue, mais pas entièrement convaincante. Il venait en effet de plus bas que l’auberge quand ils s’étaient croisés il y a deux jours. S’était-il rendu après son entraînement de boxe dans une autre auberge plus bas dans la rue ? Mais pourquoi, puisqu’il pouvait tout simplement boire une bière au rez-de-chaussée de la Black Bull inn ?
Les quatre enfants Brontë possédaient un don réel pour le dessin et la peinture. Il était clair que les ambitions artistiques de Branwell dépassaient celles de ses sœurs. Il leur montra un portrait sur lequel il était en train de travailler. Il s’agissait de celui d’un ami, Michael Merrall, frère d’un ami d’enfance et dont le père dirigeait une fabrique.
– Charlotte a déjà exposé des dessins à Leeds, commenta Branwell, mais moi, jamais. Et à mon âge, il est trop tard pour entrer à l’Académie royale des arts !
S’approchant d’une étagère, il saisit trois soldats de bois et reprit à voix basse :
– Je n’ai pas besoin de vous expliquer ce que sont ces petits soldats ! Nous les descendons souvent dans le salon le soir avec mes sœurs, quand mon père et ma tante sont couchés. Et nous écrivons tous ensemble nos histoires… Bien, il est temps de redescendre. Ils vont finir par s’inquiéter, en bas !… Et, bien sûr, pas un mot au dîner sur Glasstown, Gondal et Angria ! conclut-il avec un clin d’œil.
Au bas de l’escalier, ils se heurtèrent presque à Emily qui apportait du pain dans le salon.
– C’est Emily qui fait le pain ici, dit Branwell en faisant rougir sa sœur. Dis, Emily, viendrais-tu avec nous saluer Tabby ?
Emily accepta avec plaisir. « Elle est moins sauvage qu’il y a trois jours », pensèrent Héloïse et Fortuné. Affrontant les bourrasques glacées, ils empruntèrent tous les quatre l’escalier extérieur qui conduisait à la chambre de Tabby au premier étage. Branwell frappa doucement à la porte et tendit l’oreille. Il dut entendre une réponse car ils pénétrèrent dans la pièce d’un coup de vent, si l’on peut dire.
Tabby, une jambe immobilisée, allongée dans son lit, la tête appuyée sur des coussins, lisait un recueil de prières à la lueur des chandelles. Elle le posa et essaya de se redresser, grimaçant aussitôt de douleur.
– Ne bouge pas, Tabby ! s’empressa de lui dire Emily. Nous ne restons que quelques minutes.
– Nous voulions te présenter nos nouveaux amis français, enchaîna Branwell en remettant une bûche dans le poêle. Nous leur avons parlé de toi.
Sous la contrainte car elle ne voulait pas parler de ses malheurs, Tabby expliqua à Héloïse et Fortuné sa chute récente sur le pavé glissant de Haworth. Comme il faisait nuit, il a fallu du temps avant qu’elle n’attire l’attention de passants. Elle fut alors transportée chez le pharmacien qui découvrit qu’elle s’était cassé la jambe. Le médecin ne put venir et immobiliser sa jambe avant le lendemain matin à six heures, chez les Brontë où elle avait été conduite dans un état très inquiétant.
Elle conclut avec un sourire triste signifiant à la fois qu’elle avait confiance que tout allait comme il se devait et que cela lui pesait d’être une charge pour les Brontë.
– Entends-tu le vent ? demanda Branwell. C’est une soirée à faire peur comme celles que tu aimais nous raconter dans la cuisine ! Vivement que tu reviennes parmi nous !
– Nous t’apporterons une assiette bien remplie ! dit Emily.
– Je n’ai pas très faim, mais je veux bien goûter vos plats, mes chéris. Ce qui me remplit le cœur, c’est de vous savoir réunis avec vos amis, là, juste en-dessous de moi. Tout le bruit que vous faites me réconforte. C’est le plus beau dernier jour de l’année que vous me faites là !
– Tu n’exagères pas un peu, Tabby ? demanda Branwell.
– À peine, répondit-elle en esquissant un sourire. C’est vrai que j’aimerais tant être en cuisine avec vous ce soir !
Lorsqu’ils se retrouvèrent tous autour de la table, le pasteur Brontë dit une prière, remerciant Dieu pour cette année écoulée. Il Lui confia sa femme et ses deux filles décédées et ils prièrent pour Tabby, toute leur famille et leurs proches, ainsi que pour les familles souffrantes de Haworth.
Pour ce dernier repas de l’année, les Brontë avaient confectionné un délicieux mince pie.
Se retrouvant pour la seconde fois à la table des Brontë, Héloïse et Fortuné ressentirent une impression nouvelle. Depuis leur première invitation, Branwell et Charlotte les avaient fait pénétrer, chacun à leur manière, dans une partie du monde intérieur de la fratrie. Les quatre enfants n’étaient plus des étrangers pour les deux Français qui enviaient Emily, Anne, Charlotte et Branwell pour ce qu’ils avaient commencé à construire ensemble. Le presbytère leur était apparu le soir de leur arrivée comme une demeure solitaire et sombre. Elle était devenue une maison vivante et joyeuse, le cœur d’une activité intense même au plus profond de l’hiver, et en grande partie invisible.
Emily s’absenta un instant pour aller porter une assiette bien garnie à Tabby.
Le pasteur s’adressa à Fortuné et Héloïse :
– Vous avez plein de choses à nous raconter ! Que pensez-vous de Bridgehouse Mill ?
Fortuné fit un résumé de leur visite et dit combien ils avaient été intéressés et impressionnés par les procédés mis en œuvre pour automatiser le plus possible les métiers à tisser. Il jugea plus prudent de ne pas parler de New Lanark et encore moins de John Thomas.
– Avez-vous fait la connaissance d’Eileen, la jeune amie de Charlotte ? demanda le pasteur.
– Non, pas vraiment…, commença à répondre Charlotte.
Cette réponse et l’air surpris d’Héloïse et Fortuné intriguèrent toute la maisonnée excepté Charlotte.
– Oui… Enfin, brièvement, continua Héloïse.
– Comment cela, brièvement ? interrogea Branwell.
– Nous l’avons vue à Bridgehouse Mill, dit Fortuné, mais elle était très prise avec son oncle par les affaires de la fabrique.
– Elle nous a semblé charmante, conclut Héloïse.
Ils en restèrent là, à la déception de leurs interlocuteurs que ce court échange avait rendus curieux.
– Avez-vous parlé avec son oncle ? voulut savoir le pasteur Brontë.
– Oui, répondit Fortuné, mais ça a été un très court moment et il n’a pas beaucoup parlé. Il était très fatigué.
– Je l’ai rencontré peu souvent, commenta le pasteur Brontë. Il a été touché par la grâce de Dieu après la mort de son frère et a cessé dès lors d’être un homme prêt à tout pour gagner de l’argent. Il lui aura malheureusement fallu ce triste évènement.
– Qu’entendez-vous par « prêt à tout pour gagner de l’argent » ? demanda Fortuné.
– Il était dur avec les ouvriers. Il leur demandait de lui rapporter ce que les uns et les autres disaient sur lui dans la fabrique. Il embauchait surtout des femmes et des enfants, qu’il savait plus dociles. Il était beaucoup autour des machines, à surveiller le travail de tout le monde. Et on savait qu’il était inutile de récriminer auprès de lui, c’était tout de suite la porte ! Il était très rapide à licencier un ouvrier malade ou accidenté. Je le voyais parfois dans les réunions du conseil paroissial, mais il a cessé d’y participer après la mort de son frère. C’est Eileen qui le remplace depuis.
– Eileen est décidément très présente ! constata Héloïse. Comment a-t-elle été affectée par le décès de son père ?… Je veux dire… J’imagine qu’elle en a été bouleversée. Mais sa relation avec son oncle en a-t-elle été changée ?
– Avant, elle n’aimait pas son oncle, dit Charlotte.
Emily eut un petit sursaut qui ne passa pas inaperçu aux yeux de Fortuné, assis en face d’elle. D’autres que lui le remarquèrent-ils également ? En tout cas, personne n’en fit mention et Emily, fidèle à son habitude, resta silencieuse. Le pasteur Brontë eut en revanche un regard appuyé en direction de Charlotte, comme pour lui signifier qu’il n’était pas convenable de parler ainsi d’Eileen et de Derwin Cockburn, a fortiori devant des visiteurs étrangers.
– Père, je ne fais que répéter ce que Miss Wooler et toutes les élèves de Roe Head savent, car Eileen ne s’en cachait pas : elle n’aimait pas son oncle, répéta Charlotte.
Patrick Brontë secoua la tête d’un air désolé. Il valait mieux changer de sujet. Branwell s’en chargea opportunément.
– Et, dites-moi, qu’est-ce qui vous a décidé à visiter York ? demanda t-il. Vous ne nous en aviez pas parlé la dernière fois…
– C’est la cathédrale…, répondit Charlotte en coupant la parole à ses invités.
– Oui, mentit Héloïse. Elle est vraiment magnifique. Et l’auberge que vous nous avez indiquée, le George Hotel, est très agréable !
Ils ne parlèrent pas de La Retraite. Le pasteur raconta un ou deux souvenirs personnels de York. La tante Elizabeth en profita pour expliquer qu’elle ne quittait guère le presbytère que pour aller à l’église, juste en face :
– Je suis originaire de Cornouailles, vous savez. Là-bas, nous savons ce qu’est le soleil. Ici… c’est différent ! Vous n’avez le choix qu’entre le froid, la pluie et le vent !
Emily et Anne étaient toujours aussi discrètes. Héloïse observa que Charlotte mangeait peu et que son père dut insister pour qu’elle avale un morceau de viande. Sans doute appréhendait-elle de repartir à Roe Head dans deux jours. Comme elle devait envier Emily et Branwell de demeurer au presbytère ! Mais elle savait bien que leur vocation à chacun était de trouver à terme un emploi rémunérateur pour subvenir aux besoins de la maisonnée. Aimerait-elle se trouver à la place d’Eileen, se demanda Héloïse, et échapper aux seuls rôles de professeur ou de gouvernante convenus pour les jeunes femmes ?
Quand Héloïse raccrocha à la conversation, celle-ci s’était orientée vers un nouveau sujet. Patrick Brontë expliquait qu’ils empruntaient régulièrement des livres à Keighley, à la bibliothèque du Mechanics’ Institute dont il était un membre actif. C’était une manière pour lui de travailler à la diffusion du savoir et de la culture qui l’avaient sauvé de la misère. Il ne regrettait que deux choses : qu’ils ne puissent emprunter que deux ouvrages à la fois dans cette bibliothèque et que seulement les fils et non les filles puissent y accompagner leurs parents. Fortuné voulut savoir ce qui justifiait cette dernière règle. Le pasteur répondit qu’elle lui semblait en effet incompréhensible et injustifiée et qu’il se battait contre elle, jusqu’à présent sans succès. Malgré l’opinion commune que l’éducation des jeunes filles devait uniquement viser d’en faire de bonnes épouses, il était bien placé pour savoir que cela correspondait à une vision très rétrécie de la question. Mais il ne fallait pas se faire d’illusions, c’était la conception de l’éducation qu’avaient la plupart des parents de la région, de ceux qui plaçaient leurs filles à l’école de Roe Head et en grande partie celle des sœurs Wooler elles-mêmes.
Ce soir-là, le pasteur veilla aussi longtemps que ses enfants. Cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps.
Les trois invités se trouvaient prêts à partir, entre le salon et le couloir, quand Héloïse attira Fortuné un peu à l’écart. Les femmes de la maison s’affairaient autour de la table, Patrick Brontë remettait du bois dans le poêle et Branwell était monté prendre des nouvelles de Tabby.
Elle glissa une question à l’oreille de Fortuné :
– As-tu remarqué comment Emily a sursauté quand sa sœur a dit qu’Eileen n’aimait pas son oncle ? Je suis sûr qu’elle sait quelque chose que nous ignorons…
– Oui, j’ai bien vu… Mais comment en savoir plus ? Emily est si timide en notre présence…
– Te souviens-tu, il y a trois jours ? La seule courte discussion que nous avons pu avoir avec elle s’est déroulée durant cette promenade glacée derrière leur maison. Je ne vois qu’une solution si nous voulons essayer de lui parler à nouveau : lui proposer une autre promenade glacée dans la lande !
C’est ce qu’ils firent. Emily et ses sœurs répondirent avec plaisir à cette invitation en se donnant rendez-vous le lendemain matin, après s’être tous souhaités une bonne année 1837. Fortuné et Héloïse, ne sachant pas s’ils reverraient le pasteur et sa sœur, les remercièrent à nouveau chaleureusement pour leur accueil.