Londres, mardi 27 novembre soir
Le voyage de Shrewsbury à Londres fut sans histoire… sauf celles que, malgré son humeur morose – et peut-être pour lutter contre elle –, Darwin nous raconta sur ses étonnants grands-pères, Erasmus Darwin et Josiah Wedgwood.
Je ne peux redire ici que quelques-uns des faits qu’il a évoqués. Il nous parla de l’enthousiasme que ses grands-pères avaient ressenti à l’égard de la Révolution de 1789. Plus de vingt ans auparavant, Erasmus Darwin avait sympathisé avec Jean-Jacques Rousseau lorsque ce dernier avait visité l’Angleterre et ils correspondirent ensuite plusieurs années.
Darwin relata aussi plusieurs anecdotes sur la « Lunar Society » de Birmingham, la Société des lunatiques à laquelle, outre ses deux grands-pères, appartenaient James Watt et Matthew Bolton. Rien moins que l’inventeur de la machine à vapeur et son associé dans la fabrication de ces machines révolutionnaires ! Tous les quatre, aux côtés de leurs autres amis lunatiques, avaient été au cœur des fabuleux progrès scientifiques et industriels de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ensemble, ils avaient trouvé les moyens de collaborer sans se jalouser, ni se concurrencer, pendant plus d’une quinzaine d’années.
Quand, à je ne sais plus quel moment, je mentionnai l’un des rares auteurs anglais que j’avais déjà lu à part Dickens – Ann Radcliffe dont j’avais beaucoup apprécié le roman La Forêt –, Darwin dit tout naturellement que sa mère Susannah avait été amie d’enfance d’Ann Radcliffe. L’oncle de cette dernière, Thomas Bentley, était en effet associé à Josiah Wedgwood. Ils avaient conçu la fabrique d’Etruria ensemble. Le père d’Ann Radcliffe avait tenu plusieurs années à Bath un magasin proposant les porcelaines Wedgwood.
Les yeux brillants, Darwin expliqua également que la géologie était depuis quelques années la plus controversée des sciences, les tenants des théories « catastrophistes » d’un révérend William Buckland s’opposant aux arguments « uniformitaristes » d’un Charles Lyell (ancien élève de Buckland à l’université d’Oxford). Pour les premiers, l’évolution du monde résultait de catastrophes de grande ampleur, chacune faisant disparaître des espèces et donnant naissance à d’autres. Pour les seconds, elle était le résultat de mécanismes lents et continus de transformation, encore à l’œuvre aujourd’hui tout autant qu’hier. Buckland et Lyell faisaient partie des premiers membres de l’Athenaeum Club.
Ces différentes discussions, bien que ne concernant pas directement Charles Darwin car il ne parlait de lui qu’avec beaucoup de retenue, me permirent de renforcer ma motivation à le sortir de la situation dramatique qu’il traversait.
Nous arrivâmes à Londres vers sept heures du soir. Après une courte toilette dans nos domiciles respectifs, nous nous retrouvâmes dans le hall de l’Athenaeum Club, imposant bâtiment composé d’un rez-de-chaussée et d’un étage. Son entrée majestueuse ne se situait pas sur Pall Mall, mais sur Waterloo Place (ce que, en tant que Français, je constatai avec une pointe d’amertume). D’inspiration grecque, son architecture s’accordait bien à son nom, ainsi qu’au style d’autres édifices construits dans le quartier depuis quelques années. Celui qui se trouvait à sa droite sur Pall Mall était le tout récent Travellers Club destiné aux diplomates et aux visiteurs étrangers « distingués ». Plus encore à droite, un chantier de construction augurait de l’ouverture prochaine du Reform Club, dévolu aux Whigs.
L’Athenaeum avait été fondé en 1824 par un conservateur, John Wilson Croker, qui avait voulu créer avec des conservateurs et des libéraux un club rassemblant des personnes méritantes par leurs actes plus que par leur naissance, et en particulier des artistes et écrivains. Selon Julian, derrière ce beau projet s’en cachait un autre, moins avouable mais tout aussi clair : faire front commun, entre Tories et Whigs, contre des mouvements sociaux et politiques qui voulaient obtenir le droit de vote pour les ouvriers et améliorer leurs conditions de vie. Crocker, ancien secrétaire de l’Amirauté, homme politique et écrivain, était un bon connaisseur de la Révolution française. Un tel évènement était la dernière chose qu’il souhaitait voir arriver dans son propre pays.
Selon Darwin, les géologues étaient la profession la mieux représentée à l’Athenaeum et chaque président de la Société de géologie était automatiquement membre du Club.
Nous eûmes l’honneur de dîner dans la grande Coffee Room. Grâce au récit de Darwin, j’avais la sensation de connaître déjà un peu les lieux. Et lui, même s’il le dissimulait bien, avait sûrement l’impression de revivre un mauvais moment. Il semblait toutefois rassuré par le fait que personne ne lui portait d’attention particulière. Nous étions traités comme des Lords, comme l’étaient tous les membres de ce Club et leurs invités, quoi qu’il arrive.
Je fus plus impressionné et attentif aux décors et aux personnes qui nous entouraient, qu’au menu qui fut certainement délicieux, mais dont j’ai oublié le détail.
Après le dîner, nous traversâmes le hall d’accueil et visitâmes la Morning Room, située de l’autre côté. C’est là que la première dispute avait eu lieu. Darwin désigna le siège où il se trouvait alors et celui où s’était assis Edmond Riley. Ils n’étaient pas très éloignés de la porte que nous venions de franchir. Autant dire qu’il était impossible de dresser une liste des membres de l’Athenaeum – sans compter leurs invités – ayant saisi des bribes de leur conversation. N’importe qui passant à ce moment-là dans le hall aurait pu le faire.
Nous montâmes au premier étage. En haut de l’escalier, nous nous dirigeâmes à droite vers le couloir qui menait à la petite bibliothèque – une plus grande se trouvant de l’autre côté de l’escalier.
Nous y pénétrâmes et Darwin désigna l’endroit, à gauche au fond de la pièce, où la seconde altercation s’était déroulée près du bureau placé dans l’angle. Son malaise était palpable, comme quand on revient sur le terrain d’un accident.
La pièce comportait trois portes. L’une donnait sur une petite pièce, la Committee Room, devant laquelle nous étions passés rapidement. Une autre porte ouvrait sur le couloir qui conduisait jusqu’à l’escalier et la troisième sur l’immense Drawing Room qui s’étendait sur toute la largeur de l’Athenaeum.
Du couloir, on ne pouvait distinguer le coin gauche, mais on l’apercevait très bien depuis la Drawing Room, d’où, là aussi, un nombre de personnes indéterminé aurait pu assister à la dispute. Mais le lieu n’était tout de même pas aussi fréquenté que le hall donnant sur la Morning Room. J’avais envie d’interroger le bibliothécaire.
Julian se proposa de partir à sa recherche et revint trois minutes plus tard avec un jeune homme à l’air inquiet.
– Messieurs, déclara le garçon, je suis à votre service.
Darwin dût expliquer qui il était et qu’il lui saurait gré de répondre à quelques questions destinées à éclairer un monsieur ici présent – moi – qui secondait Scotland Yard dans l’enquête sur le meurtre de Mr Riley.
Si le jeune homme connaissait les soupçons qui pesaient sur Darwin, il n’en laissa rien paraître. Il nous dit être affecté au service de la Drawing Room et, à partir de huit heures du soir quand le bibliothécaire attitré, Mr Hall, quittait son travail, à celui des deux bibliothèques.
Je lui posai une première question.
– Savez-vous si, le soir du drame, des personnes sont restées tard dans cette pièce, à part Mr Riley ?
– Elle n’a pas été beaucoup fréquentée après le dîner. Le soir, les gens préfèrent la grande bibliothèque ou la Drawing Room, où il y a plus de monde. La petite bibliothèque accueille surtout ceux qui souhaitent lire ou écrire à l’écart. Le soir du 21 novembre, je vous y ai aperçu, Mr Darwin, ainsi que quatre autres messieurs.
– Je suppose que vous avez déjà indiqué ces noms à la police… Pouvez-vous les citer à nouveau ?
– Il y avait Mr Riley lui-même, mais il n’est guère resté longtemps… Il est revenu plus tard, quand il n’y avait presque plus personne.
– Et outre Mr Riley ?
– Il y avait je crois Mr Chaseborough, Mr Utterson et Mr Melmotte.
Je vérifiai discrètement que ces noms correspondaient à ceux que Darwin avait écrits.
– Savez-vous lequel a quitté la pièce en dernier ?
– Mr Riley.
– Et avant lui ?
– J’ai dit à la police qu’il s’agissait sans doute de Mr Melmotte. Il aime bien rester lire avec un bon verre et je crois que c’est ce qu’il a fait ce soir du 21 novembre.
– Vers quelle heure est-il parti ?
– Vers dix heures, je dirais. Il est rare que des membres restent beaucoup plus tard en cette saison.
– Que faisait Mr Riley à ce moment ?
– Il était assis au bureau, là. Il m’a dit qu’il n’avait besoin de rien.
– Restait-il alors beaucoup de monde dans la Drawing Room ou la grande bibliothèque ?
– Peut-être une vingtaine de personnes. Je pense qu’il y avait en particulier Mr Huntingdon, Mr Garth, Mr FitzGerald, Mr Davis, Mr Roylott et Mr Mackellar, qui sont eux aussi des habitués du soir.
Je notai les noms.
– Avez-vous observé quelque chose de particulier ce soir-là dans le comportement de l’un d’eux, un détail inhabituel ?
– Non.
– Vers quelle heure les derniers ont-ils quitté l’étage ?
– Vers dix heures trente, une demi-heure avant la fermeture. Ensuite, je suis descendu m’assurer qu’il n’y avait personne au rez-de-chaussée qui désirait se rendre au premier étage, je suis remonté et je suis allé me coucher.
Il indiqua la porte conduisant vers la Committee Room en expliquant que cette pièce donnait accès à plusieurs logements pour le personnel du Club.
– Vous n’avez donc pas vu Mr Riley, ici ou ailleurs, à ce moment-là ?
– Je ne l’ai pas vu dans cette pièce, ni à l’étage. Il se trouvait peut-être en bas, mais je ne m’occupe que de l’étage… Je ne crois pas l’avoir aperçu en bas, il restait peu de monde.
– Bien… Avez-vous vu, ici ou ailleurs, un petit sac de cuir qui semblait appartenir à Mr Riley ?
– Non, cela ne me dit rien…
– Je vous remercie pour toutes ces informations.
Je me tournais vers Julian et Charles Darwin :
– Messieurs, avez-vous d’autres questions ?
Ils répondirent négativement.
– Ah, si ! dis-je. Savez-vous vers quelle heure Mr Darwin, ici présent, a quitté l’étage ?
Le jeune homme parut ne pas comprendre la question. Il regarda Charles Darwin, se demandant pourquoi je l’interrogeais de la sorte en présence de l’intéressé. Darwin dut lui faire un signe pour l’encourager à répondre.
– Vers huit heures ou huit heures trente, il me semble, est-ce bien cela Mr Darwin ?… Je crois me souvenir que vous êtes remonté dans la bibliothèque après le dîner, mais que vous n’y êtes pas resté très longtemps.
Charles Darwin acquiesça d’un signe de tête rapide.
Le jeune employé fit un pas hésitant, se demandant s’il pouvait disposer. Mais je n’en avais pas fini :
– Pourrions-nous voir la pièce où le corps de Mr Riley a été retrouvé ?
– Vous… voulez voir la pièce au sous-sol ?!
– Si c’est possible, oui.
– Accordez-moi un instant, s’il vous plaît, je vais poser la question.
– Je vous accompagne, proposa aussitôt Darwin.
Les deux hommes quittèrent la pièce et revinrent plusieurs minutes plus tard avec un troisième homme qui se présenta : Edward Magrath, secrétaire de l’Athenaeum Club. Avenant, mais sur la défensive, sûr de lui, il alla droit au but :
– Mr Darwin vient de me transmettre votre question et m’a expliqué qui vous étiez. Je vous avoue ma surprise. Si, comme vous le dites, vous travaillez de concert avec la police de Scotland Yard, je suis étonné qu’ils ne nous aient pas parlé de vous. Je préférerais que vous reveniez avec eux et nous pourrons alors mieux répondre à vos demandes.
– Je comprends tout à fait votre réponse, Mr Magrath, répondis-je. Nous pouvons revenir demain avec la police, cela ne nous pose aucun problème. À vrai dire, nous ne l’avons pas encore rencontrée ; cela ne saurait tarder. Mais comme vous le voyez, nous sommes ici ce soir et, comme vous le comprenez, cette affaire préoccupe profondément Mr Darwin. Je proposais juste de ne pas remettre à demain ce que nous pouvions faire maintenant. Plus vite nous éclaircirons ce tragique évènement, plus tôt l’Athenaeum Club pourra l’oublier, si j’ose me permettre.
Edward Magrath considéra un instant Charles Darwin, qui ne cherchait pas à masquer son tourment (il en faisait même légèrement trop).
– Suivez-moi, ordonna Magrath.