Lorsque, vers sept heures du soir samedi, Fortuné et Théodore pénétrèrent chez Baratte, rue aux Fers(1), face au marché des Innocents, la salle principale était déjà bien peuplée. La clientèle semblait assez aisée, en bonne partie des marchands des Halles.
Ils s’installèrent à une table. Fortuné commanda des huîtres d’Ostende arrosées d’un ragoût d’échalotes et une soupe à l’oignon, deux spécialités de l’endroit. Avec une bouteille de Bordeaux, cela leur permettrait de commencer à observer tranquillement les alentours.
– J’ai rencontré à midi deux amis de confiance, dit Fortuné après quelques instants. Les frères Roquebère sont avoués rue Vivienne et ont parfois à enquêter sur certaines affaires malhonnêtes. Je leur ai demandé conseil en toute discrétion, sans dévoiler aucun nom. Ils m’ont livré celui d’une personne qu’ils ont déjà croisée sur leur chemin. Ils m’assurent que sans son aide, nos recherches n’ont guère de chance d’aboutir. Ils prétendent qu’elle vaut mieux que toutes les Préfectures de police. Il s’agit de…
– Vidocq, intervint Théodore.
– … ! Comment le sais-tu ?
– C’est aussi ce que pense Gautier. Mais il m’a dit également que Vidocq avait sans doute tellement d’enquêtes en cours qu’il serait bon de se faire recommander auprès de lui si l’on voulait qu’il traite notre cas. D’autant plus qu’aux yeux de Vidocq, quelqu’un qui disparaît une semaine doit être une cause assez commune.
– Fort bien !, reprit Fortuné. Faisons-nous introduire ! Gautier t’a-t-il dit qui nous pourrions solliciter ?
– Oui. Une certaine Veuve Durand qui connaît Vidocq et peut avoir de l’influence sur lui. Gautier sait où la trouver.
Fortuné était sensible au début d’intérêt que Théodore semblait éprouver pour la recherche de Corinne. Peut-être leur discussion de l’impasse du Doyenné avait-elle fait son chemin dans l’esprit du jeune homme ? Ou bien étaient-ce les huîtres d’Ostende ? Ou le vin de Bordeaux ?… Fortuné se promit de réessayer ces huîtres une autre fois.
– Magnifique ! Pourrais-tu demander à Gautier de contacter cette veuve ?
Théodore acquiesça avec un petit sourire. Après un moment pendant lequel ils dégustèrent avec appétit leur repas tout en se demandant par quel bout ils allaient prendre les choses, Fortuné sortit de sa veste deux dessins qu’il posa ostensiblement sur la table.
– C’est Gautier !, s’exclama Théodore.
– Oui ! Hier soir avant de nous quitter, je lui ai demandé s’il pouvait faire le portrait de Corinne. Il a accepté. Cet après-midi, il a laissé ces deux dessins à mon intention au Bureau Veritas.
Ceux-ci non seulement reproduisaient fidèlement les traits, mais donnaient aussi comme un aperçu de l’âme de Corinne et Cydalise, Corinne coiffée d’un chapeau orné de fleurs, Cydalise avec ses beaux cheveux bruns, son front baissé, ses yeux levés et son sourire franc et malicieux.
– Il a écrit qu’il dessinait Corinne pour toi et Cydalise pour moi, expliqua Fortuné en rougissant. Il les a manifestement bien étudiées… Bref, j’espère que ce portrait de Corinne va nous aider ce soir.
Théodore s’empara des deux feuilles, les examina sans exprimer aucun sentiment puis les reposa sans plus de commentaire.
Fortuné prit une grande inspiration et tendit l’index vers le côté opposé de la salle.
– Théo, je vais me rendre au comptoir, là-bas, interroger quelques personnes. Je tiendrai haut le portrait de Corinne afin qu’on le voie de divers coins de la salle. Pendant ce temps-là, observe les autres clients et leurs réactions.
Théodore fit un léger signe de la tête. Il n’aurait pas misé beaucoup sur leur tactique. Il suivit Fortuné des yeux et le vit aborder des hommes adossés au comptoir, se déplaçant parfois à une table sur le conseil de l’un ou l’autre, tenant toujours le portrait de Corinne en évidence. Tout le monde comprenait, à le voir déambuler, qu’il se renseignait sur cette femme qui devait être sa sœur ou sa fiancée. Ses interlocuteurs lui adressaient des signes de dénégation. Théodore dévisageait les autres clients. Rares étaient ceux à qui la scène échappait. La plupart s’interrompaient quelques secondes puis revenaient à leur discussion ou à leur repas. Un vieil homme assis avec un sac de toile à ses pieds parlait tout seul à voix basse. Il leva les yeux lui aussi un bref instant. Deux groupes s’esclaffèrent en montrant Fortuné du doigt. Le sang monta à la tête de Théodore. Tout cela était ridicule. Il voulut rappeler son camarade mais n’en eu pas la force. Il eut un peu honte quand Fortuné vint se rasseoir en face de lui. Ils commandèrent une autre soupe à l’oignon.
Fortuné lui fit un sort tout en continuant d’observer son voisinage. Il dit :
– Théo, il se peut que nous ne rentrions pas entièrement bredouilles. Ce vieil homme assis là-bas avec son sac de toile marmonnait dans sa barbe depuis notre arrivée. Il s’est tu quand il a aperçu le portrait de Corinne. Et, depuis, il n’a pas repris son monologue et nous observe discrètement.
Sans attendre de réaction de son ami, Fortuné se leva et se dirigea vers le vieil homme, le dessin en main. Il vit que le sac n’était pas un sac, mais un chien gris qui sortit sa tête d’entre ses pattes en le voyant approcher. Fortuné demanda à l’homme s’il pouvait s’asseoir à sa table. Un grognement lui parvint en retour. Fortuné approcha une chaise. L’homme ou le chien ne sentait pas le frais – ou les deux.
– Monsieur, je ne souhaite pas vous importuner longtemps. Le visage de cette femme vous dit-il quelque chose ? demanda-t-il en posant le dessin sur la table.
Après avoir jeté dessus un regard rapide, l’homme répondit :
– Non.
Comme il restait silencieux, Fortuné attendit sans rien dire. Les yeux de l’homme regardaient dans deux directions différentes à la fois. Fortuné ne savait quel œil fixer et cela le mettait mal à l’aise. Il s’apprêtait à lui proposer une récompense en espèces sonnantes et trébuchantes lorsqu’un léger sourire se dessina sur les lèvres de l’inconnu.
– Mais l’autre visage, oui.
Fortuné eut un soupir de satisfaction. Il avait volontairement montré le dessin de Cydalise. Il posa celui de Corinne au-dessus.
– Savez-vous qui est cette femme ?
– Non.
– L’avez-vous aperçue ici ?
L’homme se redressa sur sa chaise :
– Plusieurs fois, Monsieur, et la dernière fois samedi dernier.
– Mon ami assis là-bas s’inquiète de ne plus l’avoir vue depuis ce jour. Accepteriez-vous que nous allions parler avec lui ?
– Je préférerais qu’il nous rejoigne ici, Monsieur.
Fortuné revint avec Théodore qui, bon gré mal gré, approcha une autre chaise. Fortuné répéta à son ami les paroles du vieil homme puis enchaîna :
– Nous sommes des amis de cette jeune femme. Mon ami lui est très attaché (Fortuné écrasa le pied de Théodore qui venait d’ouvrir la bouche et qui la referma aussitôt avec une grimace). Nous sommes inquiets car elle a disparu sans raison depuis samedi dernier (Théodore qui voulut rechigner eut droit à un autre coup de pied). Savez-vous quelque chose qui pourrait nous aider à la retrouver ?
– Comment vous appelez-vous, Messieurs ? demanda le vieil homme.
Les deux amis échangèrent un regard étonné.
– Je me nomme Pierre Champoiseau, précisa-t-il.
Fortuné et Théodore se nommèrent à leur tour. L’homme sortit un carnet et un crayon et nota leurs noms, après avoir demandé à Fortuné si le sien s’écrivait en un ou plusieurs mots.
– À quelle adresse peut-on vous joindre ? ajouta-t-il.
Théodore eut un rire narquois. Fortuné chercha ses pieds sous la table mais Théodore les avait placés hors de portée. Fortuné ne put empêcher son ami de rétorquer :
– Êtes-vous un inspecteur habillé en bourgeois, Monsieur ? Vous n’en avez pas l’apparence !
L’homme ne répondit pas et porta son regard sur Fortuné qui, après un moment de réflexion, déclara :
– Vous pouvez me trouver dans la journée au Bureau Veritas, 8 place de la Bourse.
L’homme nota l’adresse sur son carnet et dit :
– Je ne pourrai pas vous apprendre grand-chose. Seulement que je me trouvais ici samedi dernier et que cette dame a soupé à l’étage ce soir-là. Je ne l’ai vue qu’entrer puis ressortir plus tard.
– Avec qui était-elle ? demanda Théodore.
– Avec un homme.
– Monsieur Champoiseau, intervint Fortuné, il passe beaucoup de monde ici. Le restaurant compte quatre étages et je suppose que vous n’avez pas passé votre temps à surveiller tous les clients. Pourquoi avez-vous remarqué cette femme et cet homme ?
– Parce que j’ai l’œil.
– Cela ne suffit pas, objecta Fortuné qui se douta que son interlocuteur plaisantait.
– Comment était l’homme ? demanda Théodore.
– Trente ans environ, assez grand, habillé avec soin mais sans recherche.
– Comment la femme était-elle vêtue ? interrogea à nouveau Théodore.
– Une femme élégante. Elle portait, je crois, une robe de percale verte et un chapeau assorti, garni d’un ruban clair.
Théodore hocha la tête. La description semblait exacte. Il reprit :
– Vous ont-ils semblé… liés l’un à l’autre ?
– Je ne saurais le dire. Ils ne semblaient pas être des inconnus l’un pour l’autre. Et le fait est qu’ils ont soupé ensemble, ici, samedi dernier.
Théodore détourna le regard et se prit de passion pour le pied d’une table voisine. Fortuné enchaîna :
– Avez-vous revu cet homme depuis samedi ?
– Non.
– Vous souvenez-vous d’un signe particulier qui nous aiderait le cas échéant à le reconnaître ?
– Sortons, répondit l’homme.
Depuis un moment en effet, des clients aux tables voisines tendaient l’oreille pour tenter de capter leurs paroles. Fortuné alla régler leurs soupers pendant que Théodore, l’homme et son chien se dirigeaient vers la sortie. Ils s’arrêtèrent sous l’étonnante marquise dorée du restaurant, Champoiseau s’appuyant à l’une des colonnes jaunes. Le soleil s’était couché dans l’axe de la rue. Beaucoup de monde circulait dans le quartier : commerçants, clients, badauds, employés des Halles… Un autre chien frôla celui de Champoiseau, qui lui emboîta le pas.
– Hugo !, cria aussitôt le vieil homme.
Quelques personnes se retournèrent. Le chien gris revint se coucher au pied de son maître.
– Il s’appelle Hugo, votre chien ? demanda Théodore en riant.
– Oui et il m’aide bien dans mon travail d’écrivain public, répondit Champoiseau avec un clin d’œil.
Il alluma une pipe et prit son temps. Les deux amis regardaient s’affairer les marchands des Halles. Tout à coup, Champoiseau déclara :
– Je me souviens de cette femme et de cet homme car il avait une mèche blonde et cela m’a frappé.
– Grande nouvelle !, rétorqua Théodore. Beaucoup d’hommes ont une mèche blonde à Paris…
Champoiseau le regarda droit dans les yeux :
– Oui, mais peu d’entre eux sont bruns.
Le visage de Fortuné s’éclaircit.
– Un homme brun avec une mèche blonde ! Voilà un signe très particulier ! Cette mèche est cachée lorsqu’il porte son chapeau, je suppose ?
– Oui, je l’ai vue lorsqu’il s’apprêtait à sortir, avant qu’il ne se couvre, répondit Champoiseau.
Les trois hommes restèrent un moment plongés dans leurs pensées. Fortuné brisa le silence :
– Un grand merci, monsieur Champoiseau, dit-il en lui serrant la main. Merci pour votre confiance. Aurons-nous la chance de vous revoir un jour ?
– Vous me trouverez assez facilement au Palais Royal, où je travaille, ou le soir ici, chez Baratte.
– C’est au Palais Royal que vous êtes écrivain public ? demanda Théodore.
– Oui, j’y ai ma boutique. Demandez Champoiseau, on me connaît… J’espère de tout cœur que vous retrouverez cette jeune dame, reprit-il après avoir tiré sur sa pipe.
Les deux amis le remercièrent encore et s’éloignèrent.
Après quelques pas, Théodore exprima ses doutes quant à la confiance que lui inspirait Champoiseau, « un homme qui ne prend pas soin de lui, passe son temps à se parler à lui-même dans une salle de restaurant et pratique un art que certains qualifient d’escroquerie » (il est vrai que certains écrivains publics abusaient de l’ignorance de leurs clients pour les dépouiller sans aucune gêne). Fortuné ne se lança pas dans une longue discussion. Il déclara seulement à son camarade que leur quête chez Baratte aurait pu être vaine, qu’elle ne l’était pas et que, au besoin, il serait facile de se renseigner davantage sur ce monsieur Champoiseau. Fortuné était heureux d’avoir trouvé un témoin de première main qui leur avait livré des informations importantes, même s’il ne leur avait sans doute pas dit toute la vérité.
Les deux amis se quittèrent devant l’église Saint-Eustache. Théodore devait suivre la rue Saint-Honoré pour regagner son domicile, et Fortuné la rue Montmartre. Ce Champoiseau au corps abîmé lui rappelait un vagabond avec qui, un jour, il avait discuté étant enfant. L’homme était venu s’asseoir à côté de lui dans la cour d’une ferme et, comme il lui parlait aimablement – même si son discours était parfois décousu, surtout pour l’enfant qu’il était –, Fortuné avait bu ses paroles pendant de longues minutes. Il l’avait encore aperçu deux ou trois fois, puis l’homme avait disparu.

Tout en marchant d’un bon pas, pressé de retrouver son logis de célibataire, Fortuné pensa à Corinne. Une semaine qu’elle avait disparu et qu’elle ne donnait aucune nouvelle. Cela ne collait pas avec le peu qu’il savait d’elle et avec tout ce que Théodore lui avait écrit ou raconté depuis des mois à son sujet. Se pouvait-il qu’elle ait réellement renoncé à Théodore, ou même qu’elle ne l’ait jamais aimé ? Était-elle encore vivante ?…
Tout à coup, une phrase de Champoiseau lui revint à l’esprit : « Ils ne semblaient pas être des inconnus l’un pour l’autre. »
Comment Fortuné n’avait-il pas réagi aussitôt ?!
Il fit demi-tour en espérant que le vieil homme se trouvait encore chez Baratte.

Il y était, et Théodore était attablé avec lui. Nul doute que la même question avait jailli dans l’esprit du jeune homme. Les deux convives ne s’étonnèrent pas de l’irruption de Fortuné qui, les voyant deviser devant un verre de vin, en commanda un pour lui. À la question de savoir si Champoiseau avait déjà rencontré auparavant Corinne et son mystérieux compagnon chez Baratte, le vieil homme répondit qu’il les avait effectivement vus à plusieurs reprises, au total une dizaine de fois, depuis un an environ. C’est la fameuse mèche blonde ainsi que, avoua-t-il, la beauté de Corinne, qui avaient attiré sa curiosité. Pour le reste, Champoiseau ne leur apprit rien d’autre ce soir-là. C’était sans doute aussi bien pour Théodore, qui était abattu.

Fortuné ne dormit pas beaucoup une fois rentré chez lui. Il nota dans un carnet tout ce qu’il avait appris hier et aujourd’hui sur la disparition de Corinne, prenant soin de rapporter ses propos à chaque auteur, Théodore et Champoiseau. La liaison de Corinne avec l’homme à la mèche blonde ne semblait pas accidentelle. En tournant et retournant de tous côtés les explications possibles, Fortuné ne parvint pas à en trouver une qui conciliât le fait que la jeune femme soit encore en vie avec celui qu’elle aimât encore Théodore.

(1) : Aujourd’hui rue Berger.